Découvrez l’histoire de Lacey et Hunter dans LA PEUR EN PLEIN CŒUR, le troisième opus de la série Gavert City. Amazon.fr – iTunes – Kobo – Fnac – GooglePlay
Lisez les 3 premiers chapitres ci-dessous ❤
Un mois plus tôt…
Les marguerites sur la tombe de ma mère me rappellent les jours heureux.
Avant qu’elle ne se perde dans les promesses dangereuses d’un homme.
Avant qu’elle ne le regarde impassible, presque souriante, m’insulter, me donner des coups de pied et me casser des côtes.
Avant qu’elle ne parte en nous abandonnant à la mort, moi, mon frère, ma petite sœur et tant d’autres dans un bâtiment en feu.
La plupart d’entre nous ont survécu, mais trois n’ont pas réchappé aux flammes.
J’effleure les fleurs fraîches du bout des doigts et un souvenir heureux s’engouffre dans mon esprit sans y être invité.
Quand j’avais huit ans, ma mère m’a emmenée à ma première et unique journée de pêche. Notre mobile home était plongé dans l’obscurité quand elle s’est assise à côté de moi et m’a secoué l’épaule pour me réveiller. Les nuages masquaient le clair de lune. Elle n’avait pas encore rencontré Abram. Abram et son tissu de mensonges dissimulé derrière un visage séduisant et l’assurance d’un avenir meilleur. Abram, en réalité le guru d’une secte qui s’était baptisée le Cercle et un assassin qui a broyé mes espoirs et mes rêves, donnant un tout nouveau sens à la notion d’obscurité.
– Ça va être une journée de pêche miraculeuse.
Sa voix était haut perchée et ses yeux avaient du mal à faire le point, mais je me souviens avoir souri tant j’attendais ce jour avec impatience. Elle m’avait promis que nous irions pêcher. Je croyais encore à ses promesses.
Elle riait fort et sans retenue. Mon cœur s’est serré. D’habitude, elle ne riait ainsi que dans l’ivresse. Mais son haleine sentait le dentifrice, pas l’alcool, aussi mes épaules se sont lentement détendues. Ses longs cheveux bruns étaient gras comme les miens, et nous étions mal fagotées. Mais je m’en fichais. Nous allions à la pêche.
Mon petit frère a bougé dans le lit superposé au-dessus du mien et a demandé s’il pouvait venir avec nous, mais elle lui a répondu que c’était une journée mère-fille. J’ai promis de tout lui raconter. Il a haussé les épaules comme s’il s’en fichait, mais je le connaissais. J’avais en partie envie qu’il nous accompagne, car le nouveau mari de maman ne s’occupait pas de lui, mais j’avais encore plus envie de cette journée mère-fille. Les moments que nous passions ensemble, juste toutes les deux, étaient si rares.
J’ai mordu dans la gaufre qu’elle m’a tendue en grimaçant, car elle était à moitié congelée. Mais je ne me suis pas plainte.
– On va s’amuser, je te le promets, ma petite fille.
Les mots sont sortis de sa bouche plus vite que la fois où nous avons dû nous enfuir en courant du restaurant parce qu’elle n’avait pas d’argent sur elle.
J’ai acquiescé. Et une lueur d’espoir m’a gonflé la poitrine d’allégresse. J’espérais encore à l’époque. J’avais encore confiance en elle. Quand nous sommes arrivées au lac une heure plus tard, le soleil matinal perçait à travers les nuages. Elle s’est garée, a ouvert le coffre, et a regardé à l’intérieur, vérifiant de nouveau. Puis elle s’est tournée vers moi, le visage renfrogné, expression synonyme d’un gros problème.
– Où as-tu mis le matériel de pêche ?
Je n’avais aucune idée de ce dont elle parlait, mais elle gesticulait dans ma direction, en élevant la voix.
– Je t’ai demandé de le mettre dans la voiture. Ce matin.
– Maman, tu ne m’as rien dit, j’ai murmuré plus pour moi que pour elle.
Elle a serré les poings, inspiré à fond, m’a saisi la main et nous avons marché jusqu’au lac. Son air renfrogné s’est mué en froncement de sourcils et j’ai mieux respiré.
– On peut quand même pêcher du poisson ?
J’avais appris à ne pas poser trop de questions, mais je voulais vraiment savoir.
Elle a soupiré et s’est posée dans l’herbe.
– On pêchera une autre fois… aujourd’hui, je vais te montrer un truc que ma mère m’a appris.
Elle m’a tirée à côté d’elle. Ses mains tremblaient, mais elle a cueilli des marguerites que je n’avais pas remarquées jusqu’alors, et elle m’a montré comment les tresser pour confectionner une couronne.
Quand j’ai posé sur ses cheveux la couronne que j’avais tressée, ses lèvres ont tremblé.
– Tu es ma petite fille et je t’aime. Je te promets que ce serait différent cette fois.
Mais non.
Je caresse délicatement les pétales blancs.
Je ne lui ai pas apporté de fleurs depuis ma sortie de l’hôpital et je doute que ce soit mon frère qui ait fleuri sa tombe. Peut-être ma petite sœur, avec sa famille d’accueil.
Un papier froissé est attaché aux tiges par une ficelle. Sans doute Lila qui a écrit Je t’aime à notre mère. Elle lui fait des dessins et griffonne des mots qu’elle range dans une boîte à chaussures. Ça fait partie de son travail de deuil. Quel est le mien, je l’ignore toujours. Le chagrin me saisit encore au hasard et alors, le poing de la culpabilité et des regrets me serre la gorge. Ce n’était pas une bonne mère. Mais je veux croire qu’elle a essayé de nous sauver. Je veux croire qu’elle est morte parce qu’elle voulait nous sauver.
Je le déplie. C’est toi qui l’as tuée.
Je retiens mon souffle et jette un regard par-dessus mon épaule, d’un côté puis de l’autre. Il n’y a personne dans les parages. Mes mains tremblent et le papier tourbillonne dans les airs et atterrit à mes pieds. Je le ramasse prestement avant qu’il ne s’envole et le fourre dans la poche arrière de mon jean. Personne d’autre n’a besoin de le voir.
Je ne remets des jeans que depuis quelques mois, mais la sensation étrange du denim contre ma peau n’est pas la raison de ma chair de poule. D’anciens membres de la secte ont fracassé sa stèle. D’autres viennent la vénérer. Pour certains, c’est une meurtrière de sang-froid de la même espèce qu’Abram. Pour d’autres, c’est une martyre incomprise qui s’est sacrifiée pour sauver Abram.
Quoi qu’il en soit, je suis certaine que c’est lui qui lui a tiré dessus.
Je sais dans mon cœur et mon esprit qu’il l’a tuée parce qu’elle avait compris ce qu’il tramait. Elle est sortie de l’état d’hébétude où la plongeait Abram et elle a tenté de nous sauver.
Je ne le saurai jamais.
Abram est en prison et il n’a pas avoué le crime.
Je m’accroupis pour être à la hauteur de sa pierre tombale, celle que Luke a choisie pendant que j’étais à l’hôpital.
– Maman…
Je m’interromps, ne sachant quoi lui dire. Pour moi, c’est toujours ma mère. Malgré tout. C’est toujours celle qui m’a appris à faire du vélo et a failli m’emmener pêcher un jour.
Même si le cimetière est désert à une heure si matinale, je baisse la voix jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un murmure.
– J’emménage sur le campus demain, maman. J’ai été admise. Je t’ai dit que je voulais être enseignante, eh bien je vais l’être.
Ce que je ne lui dis pas, c’est que je ne suis pas sûre de pouvoir oublier le passé un jour. Je ne lui dis pas que je redoute de voir un nouveau rêve se briser. Je veux être aussi pleine d’espoir que lorsque je me suis réveillée pour la journée de pêche, mais les années passées dans le complexe m’empêchent de dormir.
Et quand j’arrive à m’endormir, mes cauchemars sont bien trop réels.
Les coups de feu. L’incendie. Les appels au secours.
Mon propre hurlement quand j’ai sauté de la maison en feu.
J’ai vingt ans et je devrais être excitée par la perspective de vivre sur un campus, de recommencer à zéro et de toucher au but après avoir travaillé si dur pour obtenir mon diplôme d’études secondaires, et suivi des cours d’été à la fac. Et même si la période où j’ai fait la une des journaux m’a plus angoissée qu’autre chose, cela m’a permis d’obtenir une bourse d’études.
Et puis, Hunter sera sur le campus. Hunter qui m’a rendu visite à l’hôpital tous les jours. Hunter qui m’a sauvée des flammes. Hunter qui m’aide parfois à tenir les cauchemars à distance.
Le vent se lève. Et mes poils se hérissent. Je me retourne lentement. Appuyé contre un arbre, il y a un homme qui n’était pas là tout à l’heure. Il a l’air grand, mais il est loin et je ne distingue pas la couleur de ses cheveux car il porte une casquette. Mon cœur s’affole. Je me lève, fouille dans mon sac, mon téléphone ne s’y trouve pas. Je l’ai laissé dans la voiture. Évidemment. Mon oncle et mon frère me répéteraient pour la énième fois que je dois toujours l’avoir sur moi. C’est tout l’intérêt d’un portable. L’adrénaline se décharge dans mes veines et je me tiens prête à sprinter dans la direction opposée.
C’est peut-être le père de Charlotte. Mais j’ai une ordonnance restrictive contre lui.
Je plisse les yeux. Il semble m’observer, puis il se détourne et s’agenouille près d’une tombe dont il arrache les mauvaises herbes.
Mon cœur bat encore trop vite, mais il ne tambourine plus. Je secoue la tête. Quand vais-je arrêter de paniquer chaque fois que je surprends le regard d’un inconnu posé sur moi ?
Tu seras une merveilleuse enseignante. La voix de ma mère résonne dans ma tête. Elle m’a dit ça avant Abram, quand je faisais la classe à une rangée de verres à pied en guise d’élèves, après qu’elle ait vendu mes deux poupées et toutes mes peluches — même Tonnerre, mon ours préféré. Tu leur feras comprendre le monde. Je jette un dernier coup d’œil à sa tombe, me forçant à ne pas regarder en direction de l’homme.
Je veux croire qu’elle serait heureuse pour moi. J’ai besoin de croire que je peux réussir.
Le ciel vire au gris et j’accélère le pas. Une fois sur le parking, j’aperçois ma voiture et je respire mieux. Je me glisse sur le siège. Mon téléphone est dans le compartiment où je l’avais laissé. Un paquet Bienvenue sur le campus, Bison dépasse de ma sacoche d’ordinateur. Je l’arrache et je le regarde fixement. Mes lèvres esquissent un petit sourire.
Je vais prouver que mon beau-père a tort.
Je vais arranger les choses.
Je vais m’en sortir.
– Mlle Simon ? Mlle Simon ?
J’ouvre les yeux en grognant. Et ce n’est pas l’un de ses grommèlements discrets que personne n’entend à part peut-être votre voisin. Non, c’est un grognement sonore. Une vague de chaleur s’engouffre dans mes joues, je me sens cramoisir. Je viens de renâcler bruyamment devant les quatre-vingts autres étudiants du cours d’introduction à la psychologie de l’enfant. J’ai peut-être ronflé aussi. Espérons qu’ils ne m’ont pas entendue.
Mais les rires étouffés dans mon dos suggèrent le contraire.
Je ne dois pas m’affaler sur mon siège.
Ils ne peuvent pas voir l’émotion qui m’étreint la poitrine ni les pensées qui tourbillonnent dans ma tête. Si j’arrive à garder les épaules droites et la tête haute, je peux faire illusion, ne pas montrer que je suis en train de foirer ma vie et mes études.
Quand je suis arrivée sur le campus, je pensais que tout allait s’arranger. Adieu les cauchemars. Adieu les doutes. J’allais me faire des amis. J’allais décrocher des bonnes notes et figurer au tableau d’honneur. J’allais croiser Hunter, l’inviter à sortir et ma vie serait belle.
Après tout, j’ai assuré dans les cours d’été. D’accord, j’en ai suivi la moitié en ligne, les effectifs étaient bien plus réduits et je n’avais pas encore découvert tous ces forums sur les sectes, mais quand même…
J’allais prouver que mon beau-père avait tort. Il m’a répété maintes fois que rester dans le complexe était plus sûr pour moi, que si je quittais la secte pour étudier et poursuivre mes rêves, je ne réussirais jamais.
Il m’a dit aussi que je ne m’intégrerais jamais.
– Mlle Simon. On en est à la page cinq.
Le professeur, M. Brashed, croise les bras sur sa poitrine, geste universel signifiant tu es dans la merde, et je me redresse en sursautant.
Je pensais que m’asseoir dans les premiers rangs m’empêcherait de m’assoupir, mais visiblement, je me trompais. C’est peut-être dû à l’odeur du produit nettoyant pour tableau blanc, au bourdonnement du projecteur ou au dysfonctionnement de la clim, parce qu’il fait très chaud dans cet amphi. Bref, je n’arrive pas à garder les yeux ouverts.
– Vous voulez bien répondre à la question ? demande-t-il.
Son ton n’est pas méprisant, juste un peu agacé. Je suis tentée de lui dire qu’il sait très bien que je dormais ; donc, non, je ne peux pas répondre à sa question. Mais j’ai déjà assez d’ennuis. Merde. Merde. Merde. Oups, j’ai failli le dire tout haut. Attitude désinvolte et jurons m’auraient valu une semaine de corvée de chiottes sur le complexe. Je plisse les yeux, mais il n’y a rien d’écrit sur le tableau blanc.
– Je ne suis pas sûre, je réponds d’une voix encore endormie.
Ce n’est pas bon. Ça fait la troisième fois que je m’assoupis dans ses cours. Il secoue la tête et s’éloigne. Ma voisine de droite griffonne un mot sur son cahier et le glisse vers moi. Piaget — avant tout interne.
Je me souviens d’avoir révisé un cours là-dessus hier soir avant de passer des heures à lire des témoignages sur le forum J’ai survécu à une secte, obnubilée par le fait que les membres reconstruisent le rêve glaçant de mon beau-père qui continue de les manipuler de la prison. Mais j’y vais surtout pour chercher des informations sur mon ami Noah — tout en redoutant d’en trouver. Je marche sur une corde raide, oscillant entre le désir impérieux de savoir où il est et le besoin troublant de concentrer mon attention sur tout sauf sur lui.
Quand il s’est fait bannir du complexe, je savais au fond de moi que c’était ma faute. Abram affirmait qu’il ne survivrait pas sans sa protection dans le monde extérieur, mais il devait avoir tort.
– Mlle Simon ? répète M. Brashed.
Ma voisine me donne un petit coup de coude et je chuchote merci, mais M. Brashed vient se planter juste devant nous. Il braque les yeux sur le cahier. J’avale une gorgée de mon gobelet de café, même s’il est froid.
Il arque un sourcil.
– Merci Mlle Garcia.
Il fait glisser le cahier vers elle, fronçant les sourcils si fort qu’ils se touchent presque.
– En effet, pour Piaget le développement est avant tout interne.
Il poursuit son cours, passe au slide suivant, et discourt quelques minutes encore sur les différentes théories avant de libérer les étudiants.
Je rassemble mes feuilles hâtivement, mais je ne suis pas assez rapide.
– Mlle Simon, attendez quelques instants.
Je m’interromps. L’amphi se vide tandis qu’il prend tout son temps pour donner des instructions à un étudiant diplômé, présent en classe avec nous aujourd’hui, sur la façon de préparer son prochain cours. Je devrais peut-être écouter pour prendre de l’avance ou rattraper mon retard, mais je n’entends que le tic-tac de l’horloge. Je ne peux pas arriver en retard au prochain cours. Après ce qui me paraît une éternité, trois minutes en réalité, il se tourne enfin vers moi.
– J’ignore ce qui se passe, mais ma classe n’est pas une extension de votre dortoir, dit-il en tapotant trois fois sur la table. Vous êtes ici pour apprendre.
– Je suis désolée.
Je lève la tête. Son ton est sec, mais il plisse les yeux comme s’il essayait de trouver la meilleure façon de me parler. J’ai entendu dire que les étudiants l’aiment bien même s’il note sévèrement, parce qu’il est généralement juste. Je croise les doigts en espérant qu’ils ont raison.
– Si vous avez besoin de soutien, sachez qu’il y a des personnes sur le campus qui peuvent vous en fournir. Vous pouvez vous adresser à votre conseiller, au responsable des études, au centre d’orientation.
Il ouvre la bouche comme pour ajouter autre chose, mais je le coupe.
– Oui, merci, dis-je en balançant mon sac volumineux sur mon épaule. Je vous promets que ça ne se reproduira plus.
– Bien, bien.
Il penche la tête et je vois bien qu’il ne me croit pas. Moi-même, je n’y crois pas vraiment. Mais je n’ai pas le temps de m’étendre sur le sujet. Il ne me reste que quelques minutes pour arriver à l’heure en cours de littérature anglaise.
Je suis à l’université depuis moins d’un mois, et je suis déjà en situation d’échec.
Peut-être que mon beau-père avait raison.
Je ne m’intègre pas.
Je grimpe en courant les escaliers de l’amphi, je me fraie un passage à travers les groupes d’étudiants, bavards et rieurs, qui encombrent le couloir, et je sors en trombe du bâtiment de psycho pour rejoindre le bâtiment d’anglais. Je fais une pause pour reprendre mon souffle. Je regarde l’allée principale, celle que je prends d’habitude. C’est beaucoup plus long par là. Ça peut prendre jusqu’à dix minutes pour aller d’un bâtiment à l’autre, car elle passe devant la grande bibliothèque et la machine à café. Le trajet est ralenti par les étudiants qui s’arrêtent pour discuter en allant en cours ou à la biblio. J’opte pour l’autre voie. La venelle étroite. Un raccourci. Presque toujours déserte. Comment aujourd’hui. Peu d’étudiants s’y aventurent. Mes muscles sont tendus. Si je ne prends pas le raccourci, je serai en retard. Une fois de plus. Je chasse la sensation d’effroi qui me fait froid dans le dos. Je peux le faire. J’ai vingt ans. Je n’ai pas peur. Le croque-mitaine existe, mais il est en prison.
Je compte en silence jusqu’à trois et je m’engouffre dans la venelle, ignorant les ombres qui se reflètent sur les murs, ignorant les regards noirs de deux étudiants qui s’écartent de mon chemin, ignorant les battements affolés de mon cœur.
Personne ne me suit.
Il me faut moins de cinq minutes pour atteindre l’espace ouvert. Je mets les mains sur mes genoux et j’expire plusieurs fois avant de me redresser en affichant un sourire. Pour un peu, je ferais une danse de la joie. J’ai remporté une petite victoire. Petite, mais c’est une victoire, alors je prends. Et, en piquant un sprint, je peux encore arriver à l’heure à mon cours d’introduction sur Shakespeare. Mais je fais une embardée et me cogne contre un arbre.
– Waouh !
L’arbre a une voix. Une voix que je reconnaîtrais n’importe où. Une voix qui m’enchante dans mes rêves et me sauve dans mes cauchemars.
– Hunter, dis-je déséquilibrée, en trébuchant en arrière.
Mon sentiment de victoire aura été de courte durée. Je vais m’étaler par terre et tout le monde va encore me dévisager. Je devrais m’en balancer. Vraiment. Je me prépare à encaisser le choc quand son bras puissant s’enroule autour de ma taille. Me sauve une nouvelle fois. Et pendant une seconde, je me colle, rougissante, contre lui. Il est chaud, réconfortant, familier… malgré le fait que je ne l’ai pas vu depuis le jour où je suis sortie de l’hôpital il y a des mois. Nous avons échangé des milliers de textos. Et nous avons essayé de nous voir pendant l’été, sans jamais y arriver. Soit il devait travailler, rendre visite à sa mère et ses grands-parents, soit j’avais une bonne raison d’annuler. Le match de foot de ma sœur, la révision d’un examen ou simplement trop de choses à faire. J’étais prise par mon évaluation en éducation générale, les cours d’été à la fac… la peur d’être blessée.
Mais ça, je ne lui ai pas dit. J’ai préféré multiplier les excuses, affirmant que nous nous verrions après la rentrée puisque nous allions fréquenter le même campus.
Quand les cours ont commencé, il n’était pas là.
Le campus n’étant pas si grand, je pensais le croiser souvent. Et j’avoue que je l’ai cherché partout au début. Je rêvais de tomber sur lui et de l’inviter à sortir, mais je ne pensais pas que ça arriverait réellement. Et je ne lui demanderais pas de sortir avec moi. Qu’est-ce qui me prend de penser à ça ? Mes joues sont en feu. D’ailleurs, comment on invite quelqu’un à sortir ? Pourquoi ça ne se passe pas comme dans les comédies romantiques ?
Nos regards se croisent et la vague de chaleur dans mes joues se mue en lave en fusion. Ses yeux bruns me scrutent comme s’il m’avait cherchée partout lui aussi. Je baisse la tête et mon regard s’arrête sur sa mâchoire. Sa mâchoire carrée.
– L’université n’est pas comme dans les films, je murmure avant de développer parce qu’il le faut bien. Ça n’a rien à voir. J’ai regardé ces films et j’ai idéalisé l’université. À tort. Bon, j’ai cours. Je dois filer.
Je ne reprends pas mon souffle. Les mots coulent de ma bouche comme un torrent sauvage :
– On dit que tu pourrais te faire virer parce que tu as triché à un examen l’an dernier.
Voilà, c’est fait. Quand je l’ai appris, j’ai failli l’appeler pour lui demander pourquoi il ne m’avait rien dit. Je me mords la lèvre et me tords les mains, souhaitant ravaler mes paroles.
– Zut. Je ne voulais pas en parler. J’ai pas entendu grand-chose. Quand je suis nerveuse, je blablate, c’est plus fort que moi. Et je ne m’attendais pas à tomber sur toi aujourd’hui. Je m’attendais évidemment à te croiser sur le campus. J’ai bien reçu ton dernier texto pour qu’on se voie, mais je ne t’ai pas vu. Puis j’ai voulu répondre, mais je ne savais pas quoi répondre. Oui, un café, super. J’adore le café. Je dois y aller. Shakespeare m’attend. Enfin, pas lui. Parce qu’il est mort depuis longtemps. Mais j’ai un cours de littérature. Merci de m’avoir évité de m’étaler de tout mon long. Au revoir.
Mais je ne bouge pas. Il me lâche, mais je ne bouge toujours pas. Mes pieds ont pris racine et je ne bougerai plus jamais.
Ses lèvres se retroussent, dessinant ce sourire qui signifiait toujours qu’il venait de trouver un moyen de me faire rire, et mon cœur s’emballe. Une chamade inattendue, mais familière. Du moins en sa présence. J’inspire à fond pour endiguer ma logorrhée.
– Bon, j’ai vraiment cours. Et je suis heureuse de te voir.
Heureuse, euphorique, troublée. Au moins, j’aurais réussi un test de vocabulaire.
– Je vais dans la même direction. Tu as Mme Jackson, c’est ça ?
Il replace délicatement le sac sur mon épaule. Ses doigts me touchent à peine, mais cela suffit à transformer mon corps en volcan.
– Oui.
Nous marchons vers le bâtiment comme si nous traînions ensemble tous les jours depuis la rentrée universitaire et que j’avais répondu à son dernier texto.
– J’ai rendez-vous avec la vice-doyenne. Je ne peux pas être à la bourre non plus. Sache que Mme Jackson arrive en général avec cinq minutes de retard à partir de la troisième ou quatrième semaine de cours. Elle se dépêche pendant les trois premières semaines, mais ensuite, elle adopte un rythme de croisière et comme il y a toujours des étudiants qui s’attardent à la fin de son cours pour lui poser des questions, elle arrive à la bourre au suivant, dit-il en indiquant du menton l’entrée du bâtiment où se trouve à la salle 103.
– Tu vois ? C’est ta classe, non ?
Je reconnais quelques visages. Certains étudiants parlent entre eux. D’autres sont au téléphone. D’habitude, je me réfugie derrière mon écran.
Je soupire.
– C’est bien eux. Je pensais que ça serait facile. L’université est censée être comme dans les rêves ou les films, mais c’est loin d’être le cas.
Je regrette mes paroles à nouveau, mais cette fois ce n’est pas la nervosité qui m’a fait parler trop vite. Quand il me rendait visite à l’hôpital, il avait le don de me mettre à l’aise et ma nervosité s’envolait. Puis nos textos sont presque devenus comme un journal intime. Je lui confiais mes pensées et mes sentiments. Presque intégralement. Mais pas lui, je suppose. C’est pour ça qu’il ne m’a pas parlé de l’accusation de plagiat. Si seulement elle est fondée. Je baisse les yeux.
– Tu peux le faire. Tu as eu ton diplôme d’études secondaires. Tu as pris des cours en ligne. Tu peux y arriver.
Il a l’air convaincu et convaincant. Il est plus grand que moi, alors je lève les yeux, hausse un sourcil.
– Quelle que soit la raison pour laquelle tu vois la vice-doyenne, tu peux le faire aussi.
Puis, car apparemment c’est la journée où je fais des choses qui me font rougir, mes lèvres lui effleurent la joue. Et au lieu de regarder ailleurs, je fixe son sourire, mais ensuite je recule.
– Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Enfin, c’est toujours comme ça qu’on se disait au revoir. À l’hôpital. Une bise sur la joue. Tu te souviens ? Tu m’as demandé la première fois si j’étais d’accord. J’ai dit oui, puis c’est devenu une habitude. Je pense que c’est peut-être parce que je pleurais. Ou parce que tu avais parlé de ton père. J’en sais rien. Bref. J’ai vraiment dit bref ? dis-je en aspirant une goulée d’air. C’est peut-être pour ça. Bref, je dois y aller. Il le faut vraiment maintenant. Parce que même si elle arrive en retard, elle voudra probablement me parler. Je suis nulle en littérature. Nullissime, même. Ça craint vraiment. Bref… au revoir.
Je monte quelques marches.
Il rigole.
– Hé, Lacey.
Je me retourne.
– Tu peux le faire, répète-t-il.
Je lui souris, le poids sur ma poitrine s’allège un peu, même si je ne suis pas sûre qu’il ait raison. Un cours à la fois. Je dois redresser la barre. Il faut absolument que je dorme.
– Merci, dis-je tout bas.
Je ne suis pas sûre qu’il m’entende. Je lui fais au revoir de la main et je me dépêche de rejoindre le rang qui s’est formé devant la classe. Elena, ma camarade de chambre, suit aussi ce cours, mais elle vient du bâtiment d’ingénierie et n’est pas encore là. Je parie qu’elle n’est pas du genre à flipper pour quelques secondes de retard.
Je sors mon portable de la poche de mon sweat à capuche et je réponds au dernier texto de Hunter. Celui qu’il m’a envoyé il y a un mois pour me faire découvrir le meilleur café du campus. J’ai eu peur. Peur que le lien que nous avions noué à l’hôpital n’était dû qu’à son impression de devoir me sauver à nouveau. C’est peut-être le cas, mais ça ne peut pas être la seule raison, pas avec ce que je ressens en sa présence, pas avec ses tentatives incessantes de me faire rire et de prendre le temps de m’écouter.
Mais aujourd’hui, j’ai réalisé qu’il avait peut-être aussi besoin que je sois là pour lui. J’ai perçu, peut-être à un froncement de sourcil ou à sa façon de se tenir, une tension qui roulait à travers son corps comme le tonnerre. Peut-être que je dois lui montrer que notre amitié n’est pas à sens unique. Nous avons parlé de notre passé, de nos blessures et de nos espoirs, mais sans doute a-t-il pensé qu’il ne devait pas surcharger mon fardeau déjà lourd quand j’ai commencé les cours cet été. Il a tort.
Et puis, soyons honnêtes. J’ai envie de passer du temps avec lui. Et sa mâchoire. Ses épaules. Son sourire. Et sa façon de me faire rire.
Désolée de ne pas t’avoir répondu. Un café, avec joie.
Sa réponse est presque instantanée.
T’es libre à 17 h ?
Ouaip.
Je passe te prendre si tu veux.
Dac.
Nouvelle alerte de notification sur mon téléphone. C’est un email de Hailey, une fille rencontrée dans les forums. Elle a vécu dans une secte avec ses parents et son oncle. Elle était moins stricte que la nôtre et quand ils ont décidé de partir, personne n’a essayé de les tuer. Mon beau-père, que ses disciples appelaient « Maître », avait besoin de ce genre de communautés pour recruter du monde, les manipuler pour siphonner leur compte en banque. Elle cherche sa sœur qui est restée dans la secte et qui a coupé les ponts avec eux.
Elle m’a aidée à trouver des informations sur Noah.
Je me souviens du jour où il s’est fait expulser. Il m’a promis que tout irait bien. Il s’est penché vers moi, et ses longs cheveux ondulés (et toujours un tantinet gras) m’ont chatouillé le cou tandis qu’il me murmurait à l’oreille, exagérant son accent bostonien : « Je vais avoir une vie loin de cet enfer. Ne t’inquiète pas pour moi. Prends soin de toi. Prends soin de Cass pour moi. Je reviendrai vous chercher, promis. »
Je me souviens de l’odeur putride de la transpiration du Maître quand il a empoigné Noah pour l’éloigner de moi.
Je me souviens comment Noah lui a ri au nez même s’il avait ce même regard spectral que j’ai vu dans la glace bien trop souvent — empli d’effroi.
J’hésite. Si je ne le lis pas, c’est comme si ce qu’elle a écrit n’était pas arrivé. Mais la volonté farouche de savoir s’il va bien l’emporte sur la peur. Je clique sur la notification.
Info urgente
Mon cœur bondit dans ma gorge.
Noah est mort depuis des années. Tu devrais le savoir. Tu l’as tué. Son corps a été retrouvé dans le Maryland.
Je n’ai jamais trouvé la vanille sexy — jusqu’à maintenant. Je n’avais même pas réalisé que je pouvais apprécier l’odeur de quelqu’un. Merde, je ne pense pas avoir jamais été excité par une crème pour le corps. Lacey sent la vanille. Et maintenant, chaque fois que J. J. apporte à la caserne ses cupcakes soi-disant de « renommée mondiale » à la vanille, je pense à elle. Ce que je faisais déjà, à vrai dire.
Je la suis du regard en fronçant les sourcils. J’étais inquiet de ne pas avoir de ses nouvelles. J’avais peur qu’il lui soit arrivé quelque chose alors que je n’étais pas là. Rafael s’est foutu de moi quand je l’ai interrogé sur elle. D’habitude, je ne pose pas de questions sur les filles. Et Rafael me connaît depuis des années. Mais après m’avoir raconté des conneries, il est devenu sérieux et m’a dit qu’elle avait l’air d’aller bien. Ce qu’il ne m’a pas dit, c’est à quel point elle semble fatiguée. On dirait qu’elle n’a pas fait une nuit complète depuis l’incendie. Quand elle a dit qu’elle croyait que ce serait plus facile, elle avait l’air si affligée. Je la hèle.
– Hé, Lacey ?
Elle se retourne.
– Tu vas y arriver, dis-je avec autant que conviction que possible.
Elle esquisse un petit sourire. Un petit sourire qui me donne la même satisfaction que le jour où je suis devenu pompier volontaire novice, comme si j’avais finalement fait quelque chose de bien, une chose dont mon père aurait été fier, une chose qui n’avait rien à voir avec mon nom de famille. Elle me fait un signe de la main et disparaît dans le groupe d’étudiants rassemblé devant sa classe.
– Vous montez, M. Harrington ? lance Linda, l’assistante de la vice-doyenne du département d’anglais en passant devant moi.
J’ignore depuis combien de temps elle est là. Elle a été gentille avec moi tout au long de ce calvaire.
– Elle va bien ? demande-t-elle en pointant Lacey du menton.
Elle connaît probablement son histoire. Presque tout le monde est au courant. Elle semble soucieuse, mais pour une raison inconnue, mon mécanisme de défense s’enclenche.
– Elle va bien. Plus que bien.
Je me masse la nuque en essayant de soulager une tension musculaire imaginaire.
Les yeux bleus de Linda me scrutent comme si elle m’analysait. J’ignore ce qu’elle voit, mais elle hoche la tête et tourne les talons, puis trottine vers l’escalier menant au deuxième étage.
– Pour rester jeune, murmure-t-elle en passant une main dans ses boucles grises.
Je ne sais pas si j’étais censé l’entendre. Je la suis dans l’escalier.
– Ma grand-mère dit qu’être jeune est une question de cœur, dis-je d’une voix plus indolente que nécessaire.
Elle a beau être beaucoup plus petite que moi, son rire retentit haut et fort.
– Je ne sais pas si vous êtes charmant ou si vous venez de me comparer à votre grand-mère ! J’ai cinquante et un ans.
Elle pousse la porte du deuxième étage et se dirige droit vers le bureau. Elle se tourne vers moi et penche la tête, et je sais ce qu’elle va dire ensuite.
– Vous êtes le fils de Malcom.
– Oui, madame.
Le nom complet de mon père était Malcom Wallace Harrington III. Quand je suis né, maman dit que le médecin a sauvé sa vie et la mienne, alors ils m’ont donné son nom, rompant ainsi avec la tradition familiale. Ce médecin ne m’a pas seulement sauvé la vie ; grâce à lui, on ne me parle pas de mon père chaque fois que je prononce mon nom. Ouais, je devrais vraiment lui envoyer un mot de remerciement.
– Il a tant fait pour cette université, dit-elle presque mélancolique. Une si triste…
Elle ne prononce pas le mot « mort ». Beaucoup n’utilisent pas ce mot. Père, comme il aimait qu’on l’appelle, est mort dans un accident de voiture juste après avoir perdu toute la fortune de la famille et les économies de nombreuses personnes de notre communauté dans de mauvais placements et des montages financiers à la Ponzi.
Il m’avait dit ce soir-là qu’il voulait faire mieux, être meilleur. Il était en liberté sous caution. Il n’était pas censé sortir de la maison, mais il l’a quand même fait. Certains prétendent qu’il voulait faire avouer à son partenaire qu’il était au courant du stratagème pour qu’on ne lui mette pas tout sur le dos. Sur le trajet, un camion a percuté sa voiture. Il est mort sur le coup. Maman a eu tellement de dettes à rembourser. Elle a dû vendre la maison et retourner dans le modeste ranch de ses parents à une heure de route.
J’ai dû trouver un moyen de payer l’université, les frais de scolarité et les dépenses courantes — absolument tout.
– Je prie souvent pour votre famille.
– Merci, dis-je froidement.
Troublée, Linda ralentit le pas. Penser à père me déstabilise toujours. Je répète « merci » en me forçant à y instiller un peu de sympathie parce qu’elle n’y est pour rien, la pauvre, et qu’elle a l’air bienveillante.
Elle pince les lèvres, ouvre la porte et me fait signe de m’asseoir. Je me laisse tomber sur une chaise et souris en voyant le texto de Lacey. Je réponds immédiatement. Linda toussote, je lève les yeux vers elle.
– Pour votre information, Mme McAllister semble très contrariée. J’apporte des muffins le mardi, et elle n’en a même pas pris un ce matin.
Génial.
Elle se penche et baisse la voix.
– Je ne pense pas que votre passif vous aide. Ce qui s’est passé dans cette soirée à la fraternité… c’est un tel déshonneur pour l’université. Si votre père n’avait pas été un si grand bienfaiteur…
Elle ne finit pas sa phrase. C’est inutile.
La fête a eu lieu six mois avant sa mort, avant que la honte ne le frappe, lui et toute notre famille. J’étais le roi du monde alors. C’était une semaine de folie. Rafael, Branson et moi pensions que nous étions les rois du monde, ou du moins du campus. Branson et moi avons grandi avec une cuillère d’argent dans la bouche, lui sur la côte est et moi au Texas. Quant à Rafael, je le connais depuis l’enfance. Sa famille n’était pas aussi prodigue que la nôtre. Mon père taquinait le sien sur sa prudence excessive. Ouais, j’aurais aimé que papa soit plus prudent. Nous allions nous éclater dans cette soirée, devenir membres du club, des frères. Mon père avait appartenu à cette fraternité. Mon grand-père aussi. J’ai bu, bu, bu. J’ai fait la fête, j’ai fait le fou.
Jusqu’au petit matin.
C’est moi qui l’ai trouvée.
Son corps flottant dans la piscine. Son visage blafard. Ses lèvres bleues.
Sa famille ne s’est jamais manifestée. Personne ne sait d’où elle vient, son nom, son histoire.
J’ai du mal à respirer normalement.
La vice-doyenne pousse la porte du bureau. Ses yeux sont doux, mais son visage est fermé.
J’ai merdé dans le passé.
Mais je n’ai jamais triché à un examen ou un devoir. Si elle ne me croit pas, je perds tout.
Tout ce pour quoi j’ai travaillé si dur.
Tout ce que j’ai reconstruit.
Tout ce qui tient mes cauchemars à distance.
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